email print share on Facebook share on Twitter share on LinkedIn share on reddit pin on Pinterest

Alice Winocour • Réalisatrice

"Cette sensation d'effondrement du monde"

par 

- Rencontre à Paris avec la très prometteuse cinéaste française Alice Winocour pour évoquer son second long métrage, l'audacieux et percutant Maryland

Alice Winocour  • Réalisatrice

Interprété par le Belge Matthias Schoenaerts et l'Allemande Diane Kruger, Maryland [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Alice Winocour
fiche film
]
a été dévoilé au Certain Regard du 68ème Festival de Cannes, sur une Croisette où la réalisatrice Alice Winocour avait présenté son premier long, Augustine [+lire aussi :
critique
bande-annonce
fiche film
]
(à la Semaine de la Critique 2012). Rencontre à Paris avec une cinéaste à suivre de très près.

(L'article continue plus bas - Inf. publicitaire)

Cineuropa : pourquoi avoir choisi un militaire comme personnage principal de Maryland ?
Alice Winocour : D'abord, les soldats sont rentrés d'Afghanistan. Et la figure du vétéran qui est très exploitée dans le cinéma américain, n'a pas été très utilisée en France. J'ai rencontré beaucoup de soldats et ils m'ont raconté leurs troubles de retour dans le monde "réel", normal, en dehors des zones de combat, leurs difficultés de rapport à la réalité. C'est comme ça qu'est né le personnage de Vincent, le héros du film. J'ai imaginé ce personnage complètement déphasé projeté dans un monde de marchands d'armes, de politiciens véreux, cette espèce d'atmosphère brumeuse où l'on ne comprend pas bien ce qui se passe, où l'on perçoit une menace qui plane.

Comme dans Augustine, la question du "désordre psychologique" est de nouveau centrale. Qu'est-ce qui vous attire vers ces problématiques ?
J'ai une obsession du corps qui dysfonctionne, une fascination pour le langage du corps : le corps qui parle quand il n'y existe plus de mots pour exprimer ce que l'on peut ressentir, soit un trauma, soit un désir. On peut dire que le syndrome post-traumatique, c'est aussi une forme d'hystérie puisque c'est la mémoire du corps. Le corps d'Augustine qui était l'hystérique de Charcot était au coeur du premier film et là, le corps de Matthias Schoenaerts est au coeur de Maryland.

L'altération des perceptions n'est pas facile à filmer. Quels ont été vos choix en la matière ?
C'était aussi une obsession. Dès l'écriture, je me suis dit que le film devrait être très sensoriel, qu'on devrait être dans la peau du personnage pour avoir le même vertige que lui face au réel : ne voir que ce qu'il voit, ne comprendre que ce qu'il comprend, ne sentir que ce qu'il sent et n'entendre que ce qu'il entend. Il y a eu un gros travail sur le son et la bande-son du film pour les altérations de la perception sonore avec des sortes de distorsions de la réalité. Je voulais que le spectateur soit comme le personnage, dans une forme de doute permanent de savoir s'il y avait une menace, un danger, ou pas, si l'on était dans le fantasme ou dans la réalité. Cela me semblait aussi une question très contemporaine quand on voit l'extrême vigilance dans laquelle tout le monde est par rapport aux attentats. Et cette hyper-vigilance qui semble ici une attitude un peu folle, est juste nécessaire aux soldats pour survivre en zone de combat.

Cette hypersensibilité de Vincent frôle le 6ème sens.
J'ai mis dans le film toutes mes peurs, mes peurs d'enfant comme la peur de l'orage ou la peur du noir, mais aussi des peurs plus contemporaines avec ces informations qui arrivent en permanence, ces images très violentes, cette sensation d'être témoin de tout sans avoir aucune prise sur le réel, avec une sensation d'impuissance totale. C'est ça que j'ai essayé de traduire dans ce personnage qui voit tout, qui entend tout, mais qui ne capte que des bribes, tout cela restant extrêmement brumeux pour lui. Mais il y a aussi une sorte de basculement dans le film car au départ, il est un peu documentaire : avec l'équipe de sécurité qui incluait un véritable sniper, j'ai essayé d'être très proche de la vérité de ces corps et du travail d'hommes de main dans une grande villa. Et, progressivement, le film bascule dans ce qui est presque le cauchemar de Vincent, comme si son cauchemar paranoïaque se réalisait. Cela devient presque fantastique, comme s'il se baladait dans son rêve. Donc effectivement, je ne sais pas si c'est le 6ème sens, mais en tout cas, il y avait une forme de déréalisation progressive du film, avec un côté un peu mental comme si cette maison devenait son cerveau : il continue de manière complètement névrotique à faire les mêmes gestes de sécurité. Je voulais qu'on rentre littéralement dans sa peur qui est pour moi la peur dans laquelle on est tous aujourd'hui : cette sensation d'effondrement du monde. J'ai essayé de le montrer aussi avec les éléments climatiques, le fait qu'il pleuve tout le temps. J'ai eu beaucoup de chances car la pluie diluvienne était écrite dans le scénario, mais quand nous avons tourné en novembre près d'Antibes, il y a vraiment eu des tornades et les plages où nous devions tourner étaient ravagées. Pour nous, l'équipe, qui vivions en huis-clos dans cette immense maison, on était vraiment imprégné de l'atmosphère du film. C'est ce chaos, un mot qui est d'ailleurs inscrit à l'intérieur du bras du personnage, ce désordre du monde, que j'ai voulu capter, et raconter une histoire d'amour en marge de ça, avec deux personnes qui viennent de mondes opposés : le monde des soldats de retour des combats et le monde de Jessie qui est une sorte de "femme trophée", qui est aussi à sa manière dans une prison qui est une prison dorée et qui ne sait pas comment s'en échapper. Ce sont ces deux solitudes qui vont se rencontrer dans cet espace, alors que le danger plane autour, qu'une menace rôde, ce qui les rapproche forcément. Après, je ne voulais pas éluder non plus la peur dans cette relation et la violence aussi de leur rencontre, car Jessie a toujours peur de Vincent qui est quand même assez effrayant. J'aime bien cette idée que la personne qui doit la protéger lui fait peur en même temps et qu'elle se retrouve seule avec lui. Et Matthias Schoenaerts, en tout cas, ce qu'on a travaillé avec lui, peut faire peur. Il avait déjà cette condition physique de soldat d'élite et il a cette animalité qu'on avait déjà vu dans Bullhead [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Bart Van Langendonck
interview : Michaël R. Roskam
fiche film
]
ou De rouille et d'os [+lire aussi :
critique
bande-annonce
interview : Jacques Audiard
interview : Jacques Audiard
fiche film
]
. Là, ce que nous avons essayé de travailler et qui était spécifique au film, c'est une sorte de détresse intérieure. Je voulais qu'on voit dans ses yeux ce qu'on voit chez ces gens qui reviennent des zones de combat et qui ont quelque chose de mort dans le regard, ou quelque chose qui est ailleurs et qui est définitivement cassé. On a aussi essayé de faire un vrai travail sur son corps, avec des tatouages qui racontent son histoire, des cicatrices sur sa tête, le cabosser et qu'il rentre dans cet état "borderline". D'ailleurs, il ne dormait plus pendant le tournage ou à peine deux heures par nuit, donc il était lui-même dans un état d'extrême vulnérabilité et d'extrême violence, comme une grenade dégoupillée sur le tournage. Il y a même des scènes d'action où les cascadeurs avaient du mal à être en contact avec lui car il était dans un état de rage et de détresse terrible. Mais il y avait une certaine exaltation, une adrénaline, un plaisir à tourner ces scènes, car c'était le moment où le personnage recommençait à vivre, retrouvait sa véritable nature de combattant.

Qu'est-ce qui vous attirait dans l'idée de vous attaquer à un film de genre ?
J'aimais l'idée de faire un film d'action, qui est plutôt un territoire réservé aux hommes habituellement. Aujourd'hui, il y a beaucoup de jeunes réalisatrices, mais je voulais vraiment aussi affirmer qu'il n'y avait pas de domaine réservé, que les femmes n'étaient pas cantonnées aux registre de l'intime, qu'elles peuvent réaliser tous types de films. Pour moi, réaliser ces scènes d'action, c'était aussi une sorte de défi personnel. Ensuite, dans mon désir de cinéma, dans mon plaisir de spectatrice tout simplement, des films comme Take Shelter ou History of Violence m'ont énormément marqué. Après, je trouvais intéressant de charger un héros, de parler de ce climat d'effondrement du monde, du pourrissement de la société - avec dans la fête du film ce côté poisseux -, d'hommes politiques corrompus. Evidemment, l'histoire politique est hors champ, on n'en perçoit que des bribes puisqu'on est toujours dans les chaussures de Vincent, dans son point de vue. Mais encore une fois, ce n'est pas parce qu'il est juste garde du corps, c'est parce que j'ai l'impression qu'aujourd'hui, toutes ces affaires politiques, même si on lit tout, on n'en perçoit que la partie immergée : elles durent des années et tout reste complètement opaque. On peut penser à des affaires précises, mais je voulais simplement évoquer une forme d'affairisme de droite et un personnage déphasé qui se retrouve comme si son cauchemar devenait réalité. J'ai aussi pensé à Conversations secrètes ou à des films d'Antonioni comme La Notte ou Blow-Up où des personnages très sensoriels se baladent dans des mondes et sont comme des témoins.

Presque tout le film est en huis-clos, dans la villa.
La maison devait être un personnage du film. Nous avons tourné dans une maison d'Antibes où vivent ces ultra-riches, dans un monde complètement à part, avec une décoration clinquante : on pourrait retrouver la même à Beyrouth ou à Los Angeles. Pour moi, c'était comme une sorte de maison-cerveau où Vincent se promenait toute la journée avec ses gestes névrotiques de sécurité. Pareil pour le jardin : une menace devait planer, avec les caméras de surveillance. C'est pour cela que le film a pris en français le nom de la maison : Maryland. Pour moi, c'est le contraire de Wonderland, c'est une sorte de marécage. D'ailleurs à ce propos, La Ciénaga de Lucrecia Martel qui parlait de la dégénérescence de la bourgeoisie argentine est aussi pour moi un modèle dans le non-narratif et le sensoriel.

Comme pour Augustine, vos personnages principaux sont des comédiens très connus, ce qui n'est pas forcément le cas pour les autres jeunes cinéastes de votre génération.
Je suis toujours guidé par les personnages. Le Charcot d'Augustine, c'était une star de la médecine et de la Salpêtrière, donc il fallait une star pour l'incarner, avec de l'aura, du charisme. Ma chance a été que Vincent Lindon à qui j'avais envoyé le scénario, alors que je n'avais fait que quelques courts métrages et que le projet était très ambitieux pour un premier film, ait confiance en moi. Quant à Maryland, j'ai vraiment écrit le film pour Matthias Schoenaerts parce que je l'avais évidemment vu dans les films d'Audiard et de Roskam et qu'il avait l'animalité et le côté très physique nécessaires au personnage. Diane Kruger, elle aussi, amène beaucoup de vérité à son personnage avec ce côté "blonde hitchcockienne", très froid, qu'elle a réussi à rendre émotionnel et très touchant.

Vous êtes scénaristes de formation et vous continuez à collaborer à l'écriture avec d'autres cinéastes. Pourquoi ?
C'est plutôt quand je tombe amoureuse d'une histoire ou d'un cinéaste comme récemment Deniz Gamze Ergüven pour Mustang. On s'est rencontré à Cannes, à la Cinéfondation et on s'est tout de suite rendu compte qu'on faisait partie de la même famille de cinéma. C'est toujours agréable de rencontrer quelqu'un avec qui on partage les mêmes références, le sentiment d'appartenir au même monde. Je ne me sens d'écrire que pour des gens avec qui j'ai ce type de partage comme le réalisateur serbe Vladimir Perisic (Ordinary People) avec qui je continue à collaborer. Et j'ai commencé avec le Bulgare Kamen Kalev puisque nous avons fait tous nos courts-métrages ensemble. Je ne sais pas si c'est une coïncidence, mais je me suis souvent retrouvé à écrire avec des réalisateurs étrangers.

Allez- vous continuez à travailler avec vos productrices, Isabelle Madelaine de Dharamsala et Emilie Tisné de Darius Films ?
Je trouve ça beau de grandir avec les gens avec qui l'on travaille, et aussi avec les gens de l'équipe comme le chef-opérateur Georges Lechaptois, le monteur Julien Lacheray. C'est la sensation de faire partie d'une même famille. Il y a tellement d'obstacles car c'est un combat de faire un film, que des liens très forts se créent. Et c'est excitant d'appartenir à cette nouvelle génération de réalisateurs qui ont tous des univers très personnels et très différents, mais qui aspirent à la même chose. Il y a un foisonnement. La situation n'est pas facile, mais il y a une solidarité entre nous. Ce qui est compliqué, c'est d'être dans ce qu'on appelle les films du milieu, c'est-à-dire d'avoir envie d'une grande radicalité artistique avec des partis-pris extrêmes tout en voulant être tourné vers le public.

Avez-vous déjà votre prochain film en tête ?
Je suis déjà partie dans un nouveau projet, encore une histoire d'amour un peu étrange. J'aspire à aller vers quelque d'encore plus émotionnel, à être plus proche de l'émotion. 

(L'article continue plus bas - Inf. publicitaire)

Vous avez aimé cet article ? Abonnez-vous à notre newsletter et recevez plus d'articles comme celui-ci, directement dans votre boîte mail.

Lire aussi

Privacy Policy