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FRANCE

Mathieu Debusschère • Délégué général de L’ARP

"Le financement des œuvres françaises dans les deux ans qui viennent est en danger"

par 

- Mathieu Debusschère, le délégué général de L'ARP, livre son analyse de l’enjeu crucial et urgent de l’intégration des plateformes dans le système de financement du cinéma français

Mathieu Debusschère  • Délégué général de L’ARP

Positiviste et néanmoins lucide, Mathieu Debusschère, délégué général de L'ARP (Société civile des Auteurs-Réalisateurs-Producteurs), l’une des organisations professionnelles les plus influentes de l’industrie cinématographique française, a donné à Cineuropa son avis sur les perspectives de sortie de la crise sanitaire.

Cineuropa : Le cinéma français est à l’arrêt avec de grandes incertitudes sur la reprise des tournages et la réouverture des salles. Les pouvoirs publics ont pris quelques mesures de soutien et en promettent d’autres. Quelle est votre analyse de la situation ?
Mathieu Debusschère 
: C’est un moment dramatique pour le secteur, d’un point de vue industriel, d’un point de vue créatif et aussi pour les spectateurs. La première priorité, c’est évidemment que les salles de cinéma puissent rouvrir le plus rapidement possible, dans des conditions sanitaires qui soient raisonnables. Que les tournages puissent reprendre petit à petit, également dans des conditions sanitaires raisonnables, car beaucoup de projets ont été arrêtés ou n’ont pas pu être tournés pendant la phase de confinement. Il y a eu effectivement de la part des pouvoirs publics un effort significatif qui a été fait. Dans un premier temps, en actionnant des mécanismes à périmètre de financement constant : le CNC a mis en place par exemple la mobilisation du fond de soutien à hauteur de 30% pour subvenir aux besoins immédiats des sociétés de production. Il y a eu aussi un soutien très clair de l’État à travers les dispositifs de chômage partiel auquel ont fait appel dans leur grande majorité les producteurs, les distributeurs et les exploitants. Maintenant se pose la question de l’après, au-delà du soutien à court terme qui n’est d’ailleurs pour le fonds de soutien du CNC qu’une avance de trésorerie, donc autant d’argent qui dans six mois ne pourra pas être mobilisé par les producteurs pour accompagner de nouveaux projets.

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Le financement des œuvres françaises dans les deux ans qui viennent est en danger parce que les caisses du CNC ont donc été très largement actionnées à court terme, mais aussi car il y aura des trous dans la raquette des ressources du CNC à partir de l’année prochaine. En effet, ces ressources sont assises notamment sur les chiffres d’affaires publicitaires des télévisions et quand on voit les baisses des chiffres d’affaires publicitaires de TF1, M6, c’est autant d’argent qui ne rentrera pas dans les caisses du CNC l’an prochain. Il y a aussi la TSA, la taxe payée par les spectateurs qui se rendent dans les salles de cinéma : il n’y aura évidemment pas de TSA pendant de nombreux mois sur l’année 2020. Pour toutes ces raisons, il va y avoir un gros problème de financement du CNC. Il y aura aussi un gros problème de financement des œuvres car les engagements des chaînes de télévision sont également assis sur leurs recettes publicitaires, en pourcentage de leur chiffre d’affaires, donc il y aura en valeur absolue une baisse mécanique des obligations d’investissements (n.d.r : les préachats) des chaines de télévision. Pour toutes ces raisons, il faut qu’on commence à prévoir l’avenir.

C’est pour cela que nous sommes satisfaits des annonces du président de la République, notamment sur la transposition de la directive SMA qui vraisemblablement arrivera très vite par ordonnance. Car l’idée, c’est de mobiliser tout de suite ceux qui tirent très clairement profit de la période, c’est à dire les plateformes SVOD, les Netflix, les Amazon, les Disney, qui ont augmenté significativement leurs revenus depuis le début du confinement et qui n’ont aucune obligation en matière de production cinématographique à l’échelle française. Transposer très rapidement la directive SMA va nous permettre d’engager des négociations avec elles pour qu’elles financent significativement le cinéma français, et dans toute sa diversité. L’État va imposer les principes de la diversité culturelle à la française : un montant d’obligation, les critères qui définissent la production indépendante, le fait que les obligations de cinéma et les obligations audiovisuelles ne peuvent pas être fusionnées. Ensuite, nous allons négocier avec les plateformes, leur proposer peut-être une fenêtre plus séduisante que celle qu’elles ont aujourd’hui dans la chronologie des médias pour qu’elles financent plus la diversité. Mais il faut aller très vite pour qu’au 1er janvier 2021, le dispositif soit opérationnel afin de compenser les pertes que j’évoquais précédemment.

Vous demandez une transposition très rapide par ordonnance de la directive SMA alors que l’État a simplement promis que ce serait avant fin 2020. Par ailleurs, les négociations antérieures sur chronologie des médias ont été extrêmement laborieuses, chacun défendant bec et ongles ses intérêts particuliers. Pensez-vous que l’urgence imposera la solidarité ?
Je l’espère. L’ordonnance permettrait d’aller très vite et de ne pas attendre une hypothétique loi audiovisuelle. Mais pour que les obligations soient effectives au 1er janvier 2021, il faut que la directive soit transposée bien avant. Si elle est transposée en décembre, nous n’aurons pas le temps de nous coordonner avec le ministère de la Culture sur les contours des décrets (qui vont préciser la transposition, qui vont fixer les montants d’obligations, la différence entre les opérateurs payants et les opérateurs gratuits, etc.) et ensuite de négocier avec les plateformes pour pouvoir avoir ce qu’il faut au 1er janvier 2021. Pour la chronologie des médias, j’ai le sentiment, pour en parler avec beaucoup de producteurs, de distributeurs, de chaînes de télévision, que la crise bouleverse tellement notre secteur qu’il y a une volonté commune d’aboutir très vite à une modernisation. La crise a souligné à quel point on avait besoin d’avoir plus d’agilité dans la chronologie. L’idée n’est surtout pas de faire des dispositifs dérogatoires du confinement des principes de droit commun, car c’étaient des exceptions rendues possibles seulement parce que les salles étaient fermées et qu’il fallait bien donner la possibilité aux films d’exister. On va donc revenir dans un régime de droit commun, et le plus rapidement possible. Mais on voit bien se profiler le principe de neutralité technologique : si demain Netflix, Disney ou Amazon sont capables de mettre sur la table autant d’argent avec les mêmes critères de diversité et de vertu que Canal+, ce n’est pas parce que les uns sont des acteurs SVOD et l’autre un acteur linéaire avec une fréquence hertzienne, qu’on ne pourra pas donner aux acteurs SVOD la même fenêtre d’exploitation que Canal+.

Pour que tout cela fonctionne, la directive SMA et que les plateformes aient des obligations de financement opérationnelles au 1er janvier 2021 qui soient importantes en volume (au regard des revenus qu’elles ont tirés du confinement et des spectateurs français) et aussi pour la diversité, et qu’elles soient un peu fléchées de la même manière qu’elles le sont pour Canal+, l’idée est de pouvoir engager une négociation et que la chronologie en fasse partie. La directive SMA doit cranter ces grands principes. Et le décret doit fixer le niveau des obligations avec un plancher qui sera plus haut que ce que l'on avait prévu au départ parce que vu les surperformances des plateformes, je pense que tout le monde a bien compris qu'il était temps de leur fixer des obligations à la hauteur.

Mais il faut également négocier ensuite avec les plateformes pour les amener à plus de diversité. Pour cela, il va falloir qu’on leur lâche quelque chose et je ne vois pas beaucoup d’autres choses que la durée des droits et les délais, c’est à dire la chronologie. Avant la crise, nous étions de ceux qui poussaient, non pas pour que la chronologie soit dans la loi car ce n’est pas le rôle du législateur de se saisir de ça, mais pour que le principe de neutralité technologique y soit, car nous pensions que c’était un bon moyen de donner un coup de pied dans la fourmilière et de déclencher des négociations. Là, même si l’on n’a pas la neutralité dans la loi, je pense que tout le monde a bien compris, au regard des déclarations du président de la République et au regard des usages qui se sont encore accélérées pendant le confinement, qu’on doit donner à ces plateformes, contre des investissements vertueux et diversifiés, une fenêtre d’exposition qui soit réellement excitante pour eux dans la chronologie des médias. Car si l’on maintient un principe de fenêtre à 18 mois, ce n’est à priori pas ça qui va beaucoup donner envie à Netflix, Amazon ou Disney d’aller prendre des engagements complémentaires, notamment en matière de diversité.

Quid de Canal+ qui est toujours, en dépit d’une baisse régulière de ses investissements, le pilier du financement du cinéma français ? L’ARP s’est inquiété en avril d’un abandon possible par Canal de sa fréquence hertzienne, mais aussi de la cession éventuelle des œuvres françaises du catalogue de StudioCanal à des opérateurs non-européens. Sans oublier le fait que Canal+ s’est affranchi unilatéralement des règles en passant en clair pendant 15 jours au début du confinement. Est-ce que tout cela est très inquiétant ?
Pour les producteurs et ceux qui font des films, Canal+ reste l’un des premiers partenaires du cinéma français et européen et en cela, ils ont toujours un rôle central. D’ailleurs, quand on parle de neutralité technologique, l’idée n’est pas de dire qu’on ne veut plus de Canal ou qu’on préfère Netflix à Canal. L’enjeu, c’est de se dire que si l’on donne des obligations à de nouveaux acteurs, que si l’on souhaite les amener à de la diversité et que s’ils sont prêts à être aussi vertueux qu’un acteur existant, est-ce que par principe on maintient l’acteur existant dans une sorte de situation de monopole qui de fait n’existe plus ?  La réponse est non. Mais ce n’est pas contre Canal qu’on le fait. D’autant plus que nous avons la conviction que dans un premier temps Canal va être le seul à potentiellement financer aussi bien la diversité. C’est ce que dit Maxime Saada régulièrement et on le constate au quotidien. Ceci étant dit, c’est clair que le comportement de Canal laisse très interrogatif depuis plusieurs mois.

Sur la fréquence hertzienne, après avoir dit pendant des années qu’il n’y avait aucun doute sur le fait qu’ils allaient être de nouveau candidat à une fréquence hertzienne, Canal a laissé entendre en début d’année, par le biais d’une interview de Maxime Saada, que ce n’était pas si fermé que cela et qu’ils se posaient peut-être la question. Nous sommes convaincus depuis longtemps que la question se pose pour Canal et qu’il faut qu’on anticipe cette situation. Qu’on l’anticipe non pas en termes de niveau d’obligations car Canal, contrairement à ce que beaucoup de gens disent, continuera à avoir des obligations même s’ils rendent leur fréquence hertzienne : elles seraient simplement calculées différemment. Le péril principal, et c’est ce que nous nous sommes dits à travers le sujet des catalogues, c’est que la seule chose qui empêche Canal de se vendre à un acteur extra-européen, c’est la fréquence hertzienne. C’est parce qu’au sein du groupe Canal+, la chaîne Canal+ a une fréquence hertzienne que le capital de Canal ne peut pas être vendu à plus de 20% à un acteur extra-européen. C’est ce qu’on appelle une "poison pill" qui avait été intégrée il y a maintenant de nombreuses années pour justement conserver une forme de souveraineté sur des actifs qu’on considérait comme stratégiques. Le problème, c’est qu’à l’époque la fréquence hertzienne était nécessaire pour accéder aux spectateurs des chaînes de télévision payante. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : Canal n’a plus que quelques centaines de milliers d’abonnés qui sont couverts seulement par la fréquence TNT et qui peuvent être couverts potentiellement demain par le satellite. Il y a donc un vrai péril, à ce que Canal puisse être vendu demain à des acteurs chinois ou américains.

Il y a aussi la problématique, et le président de la République a été assez clair sur ce point même s’il va falloir concrétiser tout ça de manière très technique, de la protection nécessaire de nos actifs stratégiques et de nos catalogues de films. StudioCanal détient l’un des plus gros catalogues de films en Europe, avec des films du patrimoine culturels français qui pourraient potentiellement être achetés demain par des Chinois ou des Américains. J’entends quelques personnes dire que ce serait un faux sujet car si à priori ces acteurs achètent ces films, c’est pour les diffuser. D’abord, la continuité d’exploitation n’est pas si claire que cela : un acteur peut avoir vraiment intérêt à garder un film et à ne pas l’exploiter en continu ou en tous cas régulièrement, ce qui est évidemment problématique pour ceux qui ont contribué à faire l’œuvre, et aussi parce que ces films constituent notre patrimoine commun. Ensuite, il y a une question de rémunération, de droit d’auteur, car ce sont des catalogues qui basculeraient intégralement si c’est aux Etats-Unis dans un pays qui est un pays du copyright, ou en Chine dans un pays qui a des normes et des façons de procéder globalement et en matière d’industrie audiovisuelle, très différentes des nôtres, on le sait. Nous avons alerté là-dessus car le péril nous semblait imminent : Canal peut rendre cette fréquence hertzienne d’ici la fin de l’année. De ce point de vue, le président de la République a envoyé un signal très clair et il a en plus lié cette disposition à la problématique de souveraineté culturelle et européenne qui est pour nous le sujet des sujets. Car quand on parle de contributions des plateformes américaines ou étrangères à notre modèle de diversité culturelle, quand on parle de préservation des actifs stratégiques et des catalogues de films, c’est le même sujet, celui de notre souveraineté culturelle et le fait d’avoir un peu de régulation dans tout cela qui empêche de perdre notre souveraineté.

Mais nous allons être vigilants, il ne faut pas être naïf car tout doit être concrétisé très vite. Il y a eu de bonnes déclarations, de bons engagements, maintenant il faut vérifier comment tout cela va être mis en musique.

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