Critique : Trenque Lauquen
par David Katz
- VENISE 2022 : l’Argentine Laura Citarella joue dans la cour des grands avec ce récit de quatre heures sui suit un chercheur universitaire qui décide de devenir détective privé comme Sherlock Holmes
"Je considère le genre de cinéma que je fais comme écrire un roman", nous a dit Lav Diaz à la Mostra de Venise (lire l'interview). "Les personnages que je crée se retrouvent incarnés, et on les voit vivre dans le film." Et en cette semaine où l'on a perdu une figure aussi monumentale que Jean-Luc Godard, on est amené à se rappeler que le mouvement dont il a d'abord fait partie, la Nouvelle Vague, est envisagé comme une forme de "cinéma hantée par l'écriture". Face au nouveau travail de Laura Citarella, un film excitant intitulé Trenque Lauquen [+lire aussi :
bande-annonce
interview : Laura Citarella
fiche film], une question en lien avec tout cela vient à l’esprit : ne serait-il pas plus pertinent d’évaluer et de comprendre ce long-métrage comme la visualisation d'un roman – ce qui signifierait que ses limites potentielles en tant qu’œuvre cinématographique (surtout dans le sens conventionnel, avec, aussi, des objectifs commerciaux) n'ont pas à entrer en ligne de compte ? Il faut envisager ce film (similaire à ce que fait Diaz maintenant, à ce qu'ont fait Manoel de Oliveira et Raúl Ruiz autrefois) comme un travail hybride, par une réalisatrice qui à vrai dire ne voit même pas de différence entre tourner avec une caméra numérique et tremper sa plume dans l'encrier. Et alors qu'on a au moins besoin d'un million, ou plusieurs, pour monter une production filmique, on n'a besoin de rien du tout, ou du moins juste d'un cerveau très concentré, pour potentiellement écrire son propre Moby Dick. Citarella comme Diaz, avec leurs petits budgets et leurs calendriers de tournage flexibles, travaillent en fait dans ce second domaine.
Trenque Lauquen, qui a fait sa première dans la section Orizzonti de Venise, après quoi il sera projeté dans le cadre de la prestigieuse sélection principale du Festival de New York, est un travail-révélation pour Citarella et il va certainement lui valoir encore davantage d'attention sur la scène internationale, après son rôle clef au sein de l'influent collectif argentin El Pampero Cine, dans le cadre duquel elle a produit La Flor et Extraordinary Stories de Mariano Llinás. Si la durée de son film, quatre heures et dix minutes, va sans nul doute poser des problèmes de programmation pour les participants aux festivals et les spectateurs curieux quel que soit le contexte, ce travail pourrait, et devrait, faire l'événement pour les cinéphiles les plus audacieux.
Les détails clefs de l’intrigue du film fonctionnent comme des miroirs et réfractent comme des formes grises sur un lac grouillant de tétards. Notre héroïne, Laura (Laura Paredes), a plusieurs postes professionnels : elle est (inspirez bien à fond) chercheuse sur le terrain spécialisée dans la biologie des plantes pour le Département des Transports du gouvernement, pigiste pour une émission de radio sur l'art façon BBC Radio 4 qui évoque la vie de différentes figures féminines radicales dont on ne parle pas assez, et chercheuse à l'université, où son petit ami Rafael (Rafael Spregelburd) l’aide à obtenir une position à plein temps. Cela, à lui seul, pourrait disperser la concentration et l'attention de quiconque, et l'amener à envisager de (pour reprendre les mots du formidable et prétentieux groupe de rock expérimental Radiohead) "disparaître complètement".
Son esprit est distrait par plusieurs mystères qui se chevauchent entre eux et sont liés à l’absence : un éventail de lettres d’amour érotiques découvertes entre les pages d’une grosse donation de livres à la bibliothèque de l’université Trenque Lauquen, une plante rare (et peut-être hallucinogène si on l'ingère) qu'elle doit classifier pour son travail, la potentielle découverte d’un monstre semblable à celui du Loch Ness dans le lac au centre du complexe. Son partenaire officiel, Rafael, et son amant et confident Chicha (Ezequiel Pierri) vont eux-mêmes se lancer dans un périple jalonné d'indices pour la retrouver, un parcours tendu vers un no man’s land qui est raconté à travers une douzaine de chapitres évoquant Tarantino et sa manière de brouiller la chronologie.
Vous saurez si vous voulez persévérer dans le visionnage de Trenque Lauquen dès ses premiers moments. Ce film n'est pas pour tout le monde mais certaines personnes (le bon public) vont vraiment l'adorer. Il devrait faire la tournée des bibliothèques, des librairies de livres d'occasion et des squats d'artistes, en plus des cinémathèques.
Trenque Lauquen est une coproduction entre l’Argentine et l’Allemagne qui a réuni les efforts d'El Pampero Cine et Grandfilm. Les ventes internationales du film ont été confiées à Luxbox.
(Traduit de l'anglais)
Galerie de photo 08/09/2022 : Venise 2022 - Trenque Lauquen
22 photos disponibles ici. Faire glisser vers la gauche ou la droite pour toutes les voir.
© 2022 Fabrizio de Gennaro & Dario Caruso for Cineuropa - fadege.it, @fadege.it, @studio.photo.dar, Dario Caruso
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